La ville banale, avec ses logements collectifs, ses zones pavillonnaires, ses quartiers d’affaires et autres infrastructures, est celle dont l’aspect et les usages se généralisent à travers le monde. Elle se caractérise par les formes architecturales autant que par la manière dont ses usagers pratiquent l’espace. Cette généralisation entraîne l’aliénation. Dans son ouvrage Critique de la vie quotidienne publié en 1947, Henri Lefebvre questionne la vie moderne, les différentes pratiques et usages qu’elle implique autant par la rationalité apportée par l’espace créé que par le besoin de rentabilité1.
« L’aliénation ne conditionne pas seulement les individus. Elle ne pèse pas seulement sur les classes. Elle entraîne les groupes les plus divers et la société entière (…) Si l’aliénation idéologique s’est partiellement (très partiellement) dissipée, l’aliénation technologique l’a avantageusement remplacée. »
LEFEBVRE Henri, Métaphilosophie, Syllepse, 2001
L’aliénation survient par le quadrillage, les interdictions, les tracés qui nous indiquent où marcher. Cette aliénation ne nous laisse pas le choix de pratiquer la ville puisque la ville est décidée à notre place, décontextualisée, détachée de ceux qui y habitent. Dans l’ouvrage Désastres Urbains2 publié en 2015, Thierry Paquot, philosophe de l’espace urbain, né en 1952 à Saint-Denis près de Paris, étudie cinq faits qui participent à une banalisation des modes de vie à travers des schémas urbanistiques qui aliènent et enferment. La ville suit une logique capitaliste et fonctionnelle : l’espace est rentabilisé, les habitants également. Elle est pourtant composée à l’origine d’aménagements conçus pour résoudre les problèmes d’insalubrité des bidonvilles nés de l’exode rural et de la reconstruction d’après-guerre. Les urbanistes et architectes avaient, à travers leurs réponses à des commandes, la volonté de proposer aux habitants, aux citoyens, une ville utopique répondant à des principes hygiénistes et humanistes formalisés dans la Charte d’Athènes3 en 1933, suite aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) qui se sont réunis entre 1928 et 1956. Cette Charte, à travers quatre-vingt quinze points, vise l’application de différents
principes de répartition des espaces, des circulations, des activités et des habitants.
Mais dans ces espaces banalisés naît la volonté des usagers « d’habiter » le lieu, de ne pas le subir par sa planification, d’y recréer une vie sociale et des expériences singulières. Des créations d’associations, des réflexions artistiques, des propositions de design ou d’urbanisme ont repensé la ville afin que ceux qui la pratiquent, habitants ou concepteurs, puissent agir sur leur environnement. En 1968, Henri Lefebvre publie Le Droit à la Ville4, ouvrage fondateur de la sociologie urbaine qui influencera les études urbaines ultérieures. Déjà, une réalité apparaît : après la reconstruction, la ville disparaît pour laisser place à des villes-centres autour desquelles se
sont organisées des banlieues, rejetées en périphérie. Henri Lefebvre revendique la ville comme un lieu de rencontre qui doit trouver « sa base morphologique, sa réalisation pratico-sensible » : elle doit être en accord avec la réalité d’une vie sociale, d’un contexte économique, politique… Le situationnisme, courant de réflexion influencé entre autres par Henri Lefebvre5, rejetait la séparation entre la vie, l’architecture, la poésie ou
la philosophie. La ville était vue comme un terrain de jeu, et pas seulement comme un terrain fonctionnel, un « plateau technique » comme
le décrit Thierry Paquot, dans son texte Terre Urbaine6 : un espace sur lequel on brancherait une zone commerciale, une zone logistique, une
zone résidentielle… Au milieu de la ville générique et banale, décontextualisée de l’environnement où elle s’implante, les habitants créent une vie singulière. Pour lutter contre l’aliénation née des formes urbaines et architecturales, il s’agit pour le concepteur de mettre en avant des singularités afin de les encourager et les améliorer.
1/ PASIN Carretero, ENRIQUE Angel, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli. Deux lectures opposées », in Sociétés,
vol. no 78, no. 4, 2002, pp. 5-16
2/ PAQUOT Thierry, Désastres Urbains, les villes meurent
aussi, Paris, La Découverte, 2015.
3/ « La Charte d’Athènnes, Modèle de fonctionnalisme », Projets Architecte Urbanisme
4/LEFEBVRE Henri, Le Droit à la Ville, Paris, Anthropos (2e ed.) Paris, Ed. du Seuil, collection Points, 1968
5/SIMAY Philippe, « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les
situationnistes », Métropoles, 18 décembre 2008
6/PAQUOT Thierry, Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, Paris, La Découverte, coll. « Poche / Essais », 2016
Soumaya Nader